Ce monde n’a que peu de place pour ceux qui savent voir.

   Le bar était faiblement éclairé, comme pour rappeler à tous la période sombre que traversait le monde magique. Quelques flammes vivantes dansaient sur les tables, éclairant d’une lumière chaude des visages livides. Des groupes de sorciers épars discutaient dans leurs coins, d’autres noyaient leurs souvenirs dans le fond de leurs verres. D’autres encore tentaient toujours de passer un moment festif, enchaînant quelques chants paillards au nom de la résistance. Ozymandias était installé à une table, baignant dans l’obscurité. Un long manteau noir informe couvrait ses épaules. Il se noyait dans la masse des meubles sombres, des tables que l’on oublies. Au mur quelques portraits mouvants n’avaient pas l’air plus heureux. Le temps était à ces guerres que nul ne pouvait apprécier si ce n’est ces révolutionnaires encore attachés au rêve de tout changer. Son visage névrosé ne l’était pas par l’alcool, il était resté ancré à ses principes comme ces vieux pêcheurs qui malgré tout font face à la tempête. De l’autre côté des murs du bar résonnaient les bourdonnements incessants du conflit qui faisait encore rage.

« En voilà une bien triste mine pour une soirée si tragique ». Une silhouette fine s’installa à la table, glissant tel une brume mystérieuse, s’installant en face de Ministre déchu. Il ne dépassait de ses vêtements qu’une tête blonde au visage aiguë, aux arêtes franches, presque intimidantes. Le reste de son corps était recouvert d’un enchevêtrement tel qu’il semblait simplement couvert d’obscurité dont quelques reflets de lumière semblaient trahir une texture caoutchouteuse.

« Achos. La douloureuse sensation de ta présence ces derniers jours était donc justifiée. »

« Voyons, Mandragore DeBeaujoies. Les vieux prénoms me font terriblement vieillir. » Sa voix était douce, grave, presque hypnotisante à elle seule. Les mots s’échappaient de sa bouche comme s’il s’agissait de la seule source de lumière traversant l’obscurité.

« Mais ils ne me trompent pas. » reprit l’ancien Ministre. Tu m’as manqué.

Achos pausa sa main gantée sur les longs doigts fins du sorcier. Ozymandias avait perdu du poids, c’était indéniable. Son visage était plus fin qu’à l’accoutumée, ses membres plus longs. Son corps est mourant, depuis des décennies. La greffe de tissus de détraqueur parvenait à peine à rattraper les dommages toujours grandissants des plaies de son corps.

« Qu’ont ils fait de toi. » une certaine tristesse se lisait dans sa voix. Je me souviens encore du scientifique qui traversait le département des Mystère avec aisance, qui donnait tout à ses recherches... et te voici.

«  Les vieilles histoires me font terriblement vieillir. » il porta le verre de jus de citrouille à ses lèvres. Cela fait bien longtemps que je ne suis plus ni langue-de-plomb, ni scientifique. Achos lui retourna la main, faisant glisser le dos de sa paume sur le bois de la table. Il pouvait sentir les doigts d’Achos dessiner les contours de l’adducteur de son pouce. Ozymandias avait beau avoir avancé dans la longue ligne droite de l’existence le jus de citrouille était resté sa boisson préférée.

« En parlant de recherches, et puisque la Science est sans doute la seule chose qui puisse t’aider ... »  

Achos sortit de sa poche une petite bouteille en verre remplie d’un liquide incolore dans laquelle flottait telle une méduse gracieuse une mixture laiteuse aux reflets bleutés.

« De la peur liquide. » Ozymandias attrapa la bouteille avec délicatesse et précision. Un geste sûr et connaisseur pour en observer plus attentivement le contenu, l’agitant légèrement par des mouvements du poignet. « Tu en as repris la production ? »

- Une commande. Je suis passé à d’autres choses mais ton procédé fonctionne toujours. Une pure merveille ce protocole.

Ozymandias attrapa une des flammes qui trottait sur la table voisine pour éclairer avec plus d’attention le curieux contenu. Le corps laiteux se teintait de reflets bleus à l’approche de la lumière, comme une aurore boréale dont la scintillance se trouvait enfermée. Après quelques minutes il en reposa la bouteille, l’éloignant du bout du doigt.

«  Une commande ? »

- Il faut croire qu’initier une guerre nécessite de faire naître la peur. Et que parfois celle-ci nécessite un coup de main … Disons même que, parfois, la peur dans les deux camps est assez forte pour déstabiliser un pouvoir en place.

Ozymandias s’assit un peu plus profondément dans son siège.

« Tu étais mourant avant que le Ministère ne te place à sa tête, rien de mieux pour pouvoir renverser le pouvoir que d’utiliser les faiblesses de ses leaders. Te placer au pouvoir arrangeait tout le monde, Ozymandias. Ta place au département des mystères était bien trop haute pour te laisser partir et beaucoup de sorciers avaient intérêt à ce que tes travaux reste au département des mystères. Les ficelles sont tirées dans l’ombre, et tu l’as toujours su. C’est pour cela que l’on travaillait pour le département des mystères. Quand le ministère t’a demandé de créer le protocole pour l’extraction de la peur liquide nous savions déjà que des rouages sombres se mettaient en place.”

“Lorsque tu as quitté le département des mystères, les recherches ont été arrêtées. Nous avons travaillé sur d’autres projets, d’autres techniques ... Jusqu’à il y a sept ans. Une nouvelle demande de protocole pour un rendement plus important. Ils sont venu me chercher, visiblement leur équipe avait du mal avec tes techniques. J’avais continué mes recherches de mon côté. Tu sais que j’adore ramener du travail à la maison.

“S’ils se concentraient sur le rendement, pas étonnant que leurs recherches aient stagnées avant ton arrivée.”

“Pourquoi es tu revenu, Mandragore ?”

“J’ai été mandaté par le ministère pour une affaire de créatures des temps anciens. Tu sais sans doute que je suis passé à la faune il y a longtemps. Ca brouille un peu plus les pistes sur mes petits travaux parallèles. Mais tu sais aussi que je suis revenu pour toi. J’ai besoin de tes talents, de retrouver l’ Ozymandias d’avant.”

-Tu as poursuivi tes expériences.
-Et j’ai besoin de toi. Tout ça, c’est ton oeuvre aussi. Ton oeuvre surtout.
Mandragore caressa la joue du sorcier, le contact du latex était doux sur sa peau. La lumière rebondissait sur les fins cristaux de givre qui commençaient lentement à recouvrir le gant.

Une des flammes dansantes sauta sur la table, illuminant le visage de l’ancien ministre.

“Oh mais je vous reconnais vous ! Vous êtes le ministre qui nous a mis dans cette merde !” le sorcier bruyant avait visiblement abusé de quelques substances alcoolisées. Il se dressait, titubant légèrement à côté de la table, regardant de haut les deux sorciers. Il s'était sans doute perdu près des tables en cherchant désespérément les toilettes.

-Nous avions une conversation. reprit Mandragore, jettant un coup d’oeil furtif au sorcier avant de reprendre la discussion.

A ces mots l’homme se redressa, d’une manière presque artificielle et se mit à mâcher mécaniquement. Quelques sons inaudibles et étouffés sortaient de sa gorge.

-Le Ministère t’a pris bien plus qu’a aucun autre sorcier Ozymandias. La Révolution est en marche, tout va s’effondrer et ce qui en renaîtra n’aura aucune place pour nous. Nous serons renvoyés dans les tréfonds poussiéreux d’un coin oublié, poursuivant nos recherches dans l’ombre avec la peur du silence que nous impose le Ministère.  La fenêtre pour opérer en plein jour est faible. Je vais donc profiter des jours de chaos qui nous attendent. Seuls ceux qui n’ont pas peur de voir les lumières portées dans l’obscurité voient le monde comme toi et moi. Nous en avons beaucoup trop vu de l’espèce humaine pour rester à notre place.

Le mouvement de machoir du sorcier encore envoûté s’arrêta. Il posa un genoux à terre pendant que Mandragore se releva attrapant de la main droite le bas du visage du sorcier. Ses yeux étaient inondés par la peur. Sa bouche s'ouvrit laissant couler un épais liquide qui vint s’étaler lourdement sur le sol. Mandragore glissa sa main ganté pour récupérer, coincé entre ses mâchoires, un petit élément qu’Ozymandias ne parvint pas immédiatement à identifier. Ce n’est qu’après quelques minutes qu’il comprit qu’il s'agissait du reste méconnaissable de la langue du pauvre sorcier. Mandragore lui referma la mâchoire du bout du doigt.

“Ce monde n’a que peu de place pour ceux qui savent voir.”

Ozymandias se leva, se dressant à côté de Mandragore.
“Ste-Mangouste lui en offrira une nouvelle. Espérons qu’elle sache quand son tour est venu de parler” glissa Mandragore comme pour justifier l’action. Mais il ne cherchait en rien à s’en excuser.

Les deux sorciers traversèrent le pub. Dans l’agitation et le nombrissentrisme des sorciers, personne ne s’était rendu-compte du sorcier encore agenouillé retrouvant lentement ses esprits. L’air extérieur s’était rafraîchi. Halloween pointait le bout de son nez accompagné de l’esprit naissant du froid hivernal.

Mandragore s’arrêta devant un mur de brique. La rue était obscure, fraiche, hors de vue. Il attrapa la craie qui restait dans sa poche, traça le contour d’une porte, parfaitement rectangulaire. Un liseré de lumière sortait de l’entrebaillement. On pouvait sentir la douceur de la pièce se cachant derrière.

Mandragore tendit la main à Ozymandias.
“Comme avant ?”
-Comme avant. répondit-il avant de disparaître du monde.